CHOSES VARIEES

« Pourquoi les Chinois ne font-ils jamais de funérailles ? » – Les voix xénophobes

1. 

En parlant avec quelqu’un que nous pourrions appeler une « personne ordinaire » – c’est-à-dire quelqu’un avec des niveaux d’instruction et d’éloquence peu élevés, et avec un revenu limité – cette personne laisse tomber dans la conversation quelque chose qui semble aussi léger qu’une plume : « Pourquoi, selon vous, les Chinois ne font-ils jamais de funérailles? »

Qu’est-ce qui l’autorisait à dire cela? Depuis un certain temps, on ne voit plus de funérailles même pour les Italiens d’origine contrôlée, aujourd’hui les morts sont célébrés à l’église. L’époque où le trafic de Naples – la ville où j’ai passé ma jeunesse – était souvent paralysé par un cortège funèbre lent et sombre, indifférent au hurlement furieux des klaxons, est révolue. Et ni moi ni la personne ordinaire ne vivons dans la Chinatown de Rome. Qui lui dit que les Chinois ne font pas de funérailles? Peut-être que certaines cérémonies n’ont pas été reconnues comme des funérailles parce que la couleur chinoise du deuil n’est pas le noir, mais le blanc?

Après un moment, une autre personne ordinaire laisse tomber la même plume, mais alors le bruit de deux et ensuite de plusieurs plumes prend la consistance d’un vacarme : « Selon vous, pourquoi les Chinois ne font-ils jamais de funérailles ? » Pourquoi cette étrange rumeur ? Veut-elle insinuer quelque chose ? Et quoi ?

Ayant étudié les rumeurs et les commérages pendant des années, je sais que ces fragments de fausses nouvelles peuvent être ce qui émerge des tourbillons et des séismes souterrains. Enfin, une amie paysanne me dit : « Savez-vous que les Chinois mettent leurs morts dans la nourriture ? Même dans celle que nous mangeons… C’est pourquoi on ne voit jamais de funérailles chinoises. » Maintenant, derrière l’anecdote singulière, émerge ce que chaque fausse rumeur exprime et propage presque toujours : la peur et la haine.

Ici, la peur et la haine envers les Chinois. En somme, une forme encore larvée, inconnue d’elle-même, de xénophobie.

En Italie, la Chine et l’Extrême-Orient en général sont touchés par des sentiments polaires et contradictoires. D’un côté, persiste une vieille idéalisation orientaliste – comme le dirait Edward Said (auteur du livre Orientalisme) – de l’Extrême-Orient, souvent connu à travers les films américains. Une admiration qui s’étend, de la part des hommes de l’Occident, à la féminité orientale, à un érotisme sublime dont la Thaïlande serait le sanctuaire. D’un autre côté, j’ai toujours entendu, depuis ma jeunesse, des relents de sénophobie (pas de nipponophobie). Quand j’allais à l’école secondaire, au début des années 1960, nous avons étudié la Chine dans le cadre du programme de géographie, et notre enseignante, une personne ordinaire diplômée en Lettres, a dit que la Chine avait d’immenses élevages de porcs, et « les Chinois eux-mêmes sont des porcs ».

À l’époque, la Chine était encore très pauvre sous Mao. En quoi consistait la porcinité des Chinois?
Évidemment, dans le fait qu’ils étaient nombreux (alors 600 millions) et qu’ils produisaient donc des enfants à foison comme un effet secondaire d’une sexualité débridée. Ensuite, pendant des décennies, le Parti communiste a imposé la règle de l’enfant unique aux Chinois, on ne peut donc plus dire que les Chinois sont particulièrement prolifiques.

Mais pourquoi, parmi les nombreuses infamies que l’on peut imaginer sur les Chinois, prospère aujourd’hui précisément celle du cannibalisme funéraire ? En somme, pourquoi la croyance que la Chine nous fait manger ses morts se propage-t-elle ? Il est difficile de répondre pour le moment. Je suppose que cette rumeur exprime notre angoisse face à l’explosion démographique, l’idée répandue que nous sommes trop nombreux sur cette planète. Cette explosion est principalement imputée à la Chine, car – comme on le sait – un être humain sur cinq est chinois. Quand la nourriture deviendra insuffisante en raison de tant de gens, il ne nous restera plus qu’à manger nos morts. Et les Chinois commencent à nous donner le bon exemple.

Les Italiens ordinaires sont convaincus que dans le futur, les Chinois domineront le monde, une excellente raison donc de les détester d’avance. Une domination surtout démographique, pense-t-on : les Chinois nous prendront notre nourriture. Ainsi, ils pourront arrêter de manger leurs morts.

Dans un article intitulé « Construire l’ennemi », l’écrivain et philosophe Umberto Eco raconte sa conversation avec un chauffeur de taxi pakistanais à New York, qui lui a demandé à un moment donné : « Mais qui sont les ennemis des Italiens? »
Cette question n’est pas du tout farfelue, car de nombreux peuples du monde sont convaincus d’avoir un ennemi mortel, une sorte de nation négative dont l’existence définit l’essence de leur propre nation positive, un adversaire ancestral et irréductible. Pendant des siècles, cet ennemi omniprésent et trop proche pour les Européens chrétiens étaient les Juifs, et l’ennemi de loin étaient les Musumans. Eco a répondu de manière prélatique que nous, Italiens, vivons en paix avec tous nos voisins, que nous n’avons pas d’ennemis ancestraux… Mais il a ensuite réfléchi et a reconnu qu’en réalité, une grande partie de la vie politique et sociale, même en Italie, consiste à construire des ennemis. Nous avons besoin d’ennemis comme du fiel, sans lequel il est impossible d’apprécier notre pain. Comme l’ont bien vu le philosophe allemand Peter Sloterdijk (in Colère et temps) et le politologue italien Carlo Invernizzi Accetti, nos sociétés sont à la fois des usines et d’immenses banques de peur et de haine. Parce que l’on hait toujours ceux qui nous font peur, et vice versa.

Bien sûr, dans un pays complexe et multiforme comme l’Italie, les amours et les haines sont socialement stratifiés. Chaque classe sociale, chaque orientation politique, chaque ethnie régionale, chaque corporation a ses ennemis préférés. Par exemple, il existe une longue et variée tradition anti-américaine qui réunit de nombreux acteurs de gauche et de droite, tels que Ezra Pound et Noam Chomsky, tous deux Américains. (Le grand poète Pound s’est rangé du côté du fascisme italien pendant la guerre ; le célèbre linguiste Chomsky est le penseur le plus influent de la gauche socialiste anti-américaine). C’est pourquoi quiconque s’oppose à l’Amérique, même pour les pires raisons, devient immédiatement sympathique pour eux, un allié. Cela explique la faveur dont jouissent parmi les anti-américains des figures aussi différentes que Poutine, Nicolás Maduro, le Hamas, Ali Khamenei

2. 

En 1967, dans la ville française d’Orléans, au sud de Paris, une étrange rumeur a circulé, qui avait également fait surface ailleurs dans le monde, plusieurs fois, sous une forme assez similaire : dans certains magasins de vêtements pour femmes du centre-ville, pendant que les filles se retirent dans les cabines d’essayage pour essayer des vêtements, elles sont droguées, enfermées dans un coffre et emmenées vers des pays orienteaux où elles seraient contraintes à se prostituer. La rumeur s’est propagée et il y a même eu quelques échauffourées devant ces magasins. Bien sûr, aucune fille d’Orléans n’avait disparu. Le célèbre sociologue Edgar Morin a constitué une équipe pour enquêter sur le phénomène et a publié quelques mois plus tard le livre « La rumeur d’Orléans », qui a connu un succès. Mais après que cette rumeur ait cessé, quelque temps plus tard à Amiens, une autre ville située au nord de Paris, une rumeur tout à fait similaire s’est répandue sur certains magasins de mode pour femmes du centre-ville. Tandis que le livre de Morin « La rumeur d’Orléans » trônait dans les principales librairies d’Amiens.

Comme je l’ai dit, cette rumeur émerge dans différentes parties du monde avec peu de variations. Une d’entre elles a concerné un magasin de mode à Rome dans les années 1980, au point où le propriétaire a eu l’idée de mettre en vitrine des mannequins en bois reproduisant la scène imaginaire : on pouvait voir une fille droguée enfermée dans un coffre. À Orléans et à Amiens, cependant, il y avait un détail intéressant : les propriétaires des magasins soupçonnés de trafic de blanches étaient tous juifs. Pure coïncidence?
Selon la reconstruction de Morin, ceux qui croyaient à la rumeur ne savaient pas nécessairement que les propriétaires étaient juifs, et pourtant, comme par hasard, tous ces magasins étaient tenus par des juifs. Doit-on donc interpréter cette rumeur, appelée aussi « légende urbaine », comme une forme larvée d’antisémitisme?

Je tiens à rappeler que l’antisémitisme a une longue histoire en France, en grande partie en raison de la présence importante de la communauté juive. La France a été secouée par l’affaire Dreyfus entre 1894 et 1906, qui a inspiré plusieurs films. Un officier français d’origine juive, le capitaine Dreyfus, avait été injustement accusé d’espionnage au service des Allemands et condamné. A l’époque la France s’était profondément divisée, frôlant la guerre civile. Cette affaire a engendré une série de préjugés raciaux contre les Juifs en France, ce qui a convaincu un Autrichien juif, Theodor Herzl, de fonder le sionisme… avec toutes les immenses conséquences historiques que nous observons encore de nos jours.

Mais ceux qui croyaient à l’accusation portée contre les magasins de mode d’Orléans et d’Amiens étaient-ils conscients d’exprimer de l’antisémitisme? En d’autres termes, y a-t-il un sujet à la rumeur, une sorte d’inconscient collectif qui devient souvent conscient, comme nous le faisons dans nos interprétations analytiques?
Existe-t-il un inconscient collectif?

Et ainsi, tous ceux qui disent : « Pourquoi les Chinois ne font-ils jamais de funérailles? » connaissent aussi la réponse suivante : « … parce qu’ils mettent leurs morts dans la nourriture »? Il faudrait mener une recherche similaire à celle de Morin à l’époque…  mais je ne suis pas en mesure de trouver les fonds pour mener une telle recherche. La vérité est qu’il n’existe pas de sujet à la rumeur. Il n’y a pas d’inconscient collectif. Alors, comment pouvons-nous dire qu’une rumeur est antisémite, qu’une autre est anti-chinoise?

Ce qui importe, c’est que la rumeur finisse par servir à susciter la peur et la haine envers les Juifs, à susciter la peur et la haine envers les Chinois.

3. 

Pour comprendre les humeurs xénophobes et xénophiles de mes concitoyens, je dois me débrouiller en discutant simplement avec des gens au bar ou à la poste, ou alors – une source précieuse – avec les serveurs et serveuses des restaurants romains, qui ont affaire à de nombreux clients étrangers. Mon impression – qu’une enquête rigoureuse pourrait contredire – est que les Italiens sont principalement germanophiles et francophobes.

Par Allemands, j’entends les peuples de langue germanique en général, y compris les Scandinaves et les Néerlandais. Les Germaniques sont appréciés parce qu’ils sont les non-Italiens, disent les serveurs, qui connaissent le mieux et apprécient la culture italienne. En particulier, la culture culinaire : ils savourent nos plats comme les Italiens. Contrairement aux vieux clichés selon lesquels les Allemands et les Italiens ont des personnalités opposées, les Germaniques en général sont perçus comme des étrangers pleinement convertis à l’italianité. En effet, depuis des décennies, l’Italie est le jardin d’été des Germaniques, leur prolongement méditerranéen. Ils se sentent chez eux, et nous les percevons comme des parents qui ont plus d’argent que nous, peut-être un peu trop sérieux, mais finalement des frères adoptifs.

Les Français, en revanche, suscitent une terrible ambivalence. Il existe toute une culture sophistiquée, de gauche, dite radical-chic, post-structuraliste, qui est très francophile. Jusqu’à la génération née dans les années 1960, le français était la langue étrangère la plus connue parmi les intellectuels, mais ce n’est plus le cas. Quant aux gens ordinaires que nous avons déjà décrits ci-dessus, leur hostilité envers les Français et la France est débordante et mystérieuse.

On le voit dans le soutien sportif – je suis convaincu que les véritables sentiments profonds d’une personne envers un pays ou une ville se révèlent surtout à travers les préférences sportives, le soutien étant un révélateur psychique extraordinaire. Lors de la dernière coupe du monde de football en 2022, lorsque la finale opposait la France à l’Argentine, les Italiens soutenaient en masse l’Argentine. J’étais l’une des rares exceptions. Et quand on me demandait pourquoi je soutenais la France, je répondais : « Parce que je suis européen. Je suis toujours fan des équipes européennes. »
Ma réponse suscitait des regards perplexes, comme si j’étais un martien. « Un soutien européen ? » Personne ne pensait que cela pouvait exister. Cela en dit long sur l’absence totale d’esprit européen parmi les Italiens.

Pour les restaurateurs, les Français sont les pires clients. Pourquoi? « Parce qu’ils se la racontent » est la réponse. Autrefois – mais maintenant beaucoup moins – ils étaient contrariés si le menu n’incluait pas une version en français. Ils ont toujours un peu le nez en l’air, et ils pensent être de meilleurs gourmets que les Italiens. L’arrogance des Français est un cliché dans le monde entier, mais je me demande si les nombreux amis français que j’ai eus et que j’ai sont vraiment arrogants. Certains intellectuels parisiens le sont certainement, mais l’élite intellectuelle est assez restreinte. Les Français de province, les femmes au foyer ou les employés français qui viennent en Italie en touristes se comportent-ils de la même manière ? Je ne le pense pas. Mais derrière cette francophobie, je soupçonne qu’il y a une raison mythique sous-jacente, enracinée dans les récits infantiles les plus reculés.

Je crois que l’antipathie envers les Français implique un processus inverse par rapport à la sympathie pour les Allemands : tandis que ces derniers sont des personnes en apparence très différentes de nous, qui se révèlent ensuite très proches de nous, les premiers sont des personnes qui devraient être très proches de nous, « nos cousins », mais qui se révèlent très différentes de nous. Les Allemands sont des frères adoptifs, tandis que les Français sont des frères qui nous ont trahis, qui s’en sortent mieux que nous malgré leurs origines similaires. Ce sont des frères ou des cousins qui réussissent mieux dans la vie, en somme, des frères odieux parfaits.

Les Français excellent justement dans les mêmes domaines où nous excellons : la cuisine, la mode, l’art, le vin et le fromage, l’amour latin, le football… Précisément parce qu’ils sont si semblables, nous ne pouvons pas les supporter.

Tous les Français connaissent la phrase de Cocteau, « les Français sont des Italiens de mauvaise humeur ». Cependant, l’envie de notre légendaire bonne humeur ne se transforme jamais en ressentiment. Les Italiens sont des Français que les vrais Français mettent de mauvaise humeur.

Ces préjugés ne sont en aucun cas le résultat de notre ignorance des autres peuples, bien au contraire. Comme l’a dit un écrivain italien très populaire chez nous, Ennio Flaiano, « si les peuples se connaissaient mieux, ils se haïraient davantage ». Le conflit entre l’Ukraine et la Russie, des peuples qui se connaissent depuis toujours parfaitement, montre à quel point Flaiano avait raison.

Traduit de l’italien par Joséphine De Gabaï

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