CHOSES VARIEES

La psychanalyse, un thriller?

Ce titre en repoussera plus d’un, car comparer la psychanalyse à un thriller est un lieu commun dont on use et abuse. À commencer par la référence à ce premier thriller de l’Histoire qu’est l’Œdipe tyran de Sophocle… Ce cliché se diffuse dans de nombreux essais, dans une grande quantité de romans, de films, de séries basées sur l’histoire d’un psychiatre ou d’un psychanalyste qui reconstruit un crime comme s’il s’agissait d’un cas psychiatrique, ou bien sur un cas psychiatrique comme s’il s’agissait d’un crime.

Pourtant, plus le temps passe et plus je suis convaincu qu’il existe une affinité profonde entre la manière avec laquelle se démêle une analyse et la manière avec laquelle se développe un film policier. Car dans les deux cas il s’agit de récits historiques. Des sciences qui reconstituent des évènements uniques, qui ne sont arrivés qu’une seule fois.

 

Œdipe, Hamlet, Dupin. 

En effet, les modèles auxquels Freud a dit avoir puisé pour construire sa théorie de l’être humain sont deux proto-policiers de l’Occident très célèbres : l’Oedipe tyran de Sophocle   et l’Hamlet.

L’on a dit qu’Œdipe tyran nous fournit le schéma précis du roman policier moderne : ici en effet, l’enchaînement des actions (l’enquête du détective) coïncide avec la reconnaissance (la découverte de l’assassin). La péripétie paradigmatique dans le roman policier moderne consiste dans le fait que l’assassin est finalement reconnu comme assassin, et donc – suppose-t-on – puni. Dans le thriller classique, ce n’est pas la punition finale du coupable qui compte, car l’assassin n’est pas l’objet d’une haine vindicative, mais il est l’objet d’un défi herméneutique.

En effet, l’intrigue d’Œdipe tyran consiste en une enquête policière : il faut découvrir l’assassin du roi Laïos et donc la cause de la peste qui tourmente Thèbes. Mais la tragédie sophocléenne est un thriller quelque peu exceptionnel : le détective découvre ici finalement que l’assassin n’est autre que lui-même!

Comme l’on sait, pour Freud tout être humain (homme mais également femme ? le problème fait aujourd’hui encore débat) est comme Œdipe. Est comme Œdipe dans le sens où même s’il n’a pas tué son père et même s’il n’a pas couché avec sa mère, il a tout au moins désiré aussi bien une chose que l’autre.

Cela semble incroyable, mais l’on connaît au moins une enquête policière réelle très semblable à celle d’Œdipe. En 1887 un célèbre policier parisien, Robert Ledru, fut chargé de découvrir qui avait tué d’un coup de pistolet un banal touriste sur la plage du Havre. Bien vite, Ledru découvrit que l’assassin… était lui-même. Il avait commis ce délit dans un état de somnambulisme.

Quant à l’autre drame-modèle de Freud, Hamlet, nous sommes à nouveau dans le proto-thriller. L’assassin nous est révélé au début du drame, grâce à un informateur surnaturel, un fantôme : le roi du Danemark a été tué par son frère, qui était de mèche avec la femme du roi. Dans le récit de Shakespeare tout le suspens du récit consiste à se demander «notre héros réussira-t-il finalement à devenir un assassin, comme il faut qu’il soit ?»

Pour Freud, Hamlet est un Œdipe moderne, c’est-à-dire un Œdipe raté : un Œdipe qui ne parvient pas à passer à l’acte. Même si en vérité, à la fin Hamlet tue les coupables, mais trop tard… dans le sens où lui aussi est tué. Les psychanalystes sont blâmés lorsque leurs patients passent à l’acte, c’est-à-dire lorsqu’ils agissent au lieu de parler : ils ne doivent pas se comporter comme Œdipe, mais ils doivent continuer leurs interminables soliloques comme Hamlet, «être ou ne pas être…» Hamlet est déjà un patient, Œdipe ne le pouvait pas être encore.

Il existe en effet deux types de psychanalystes aujourd’hui. Les uns pensent que leurs patients sont vraiment des Œdipes qui doivent être démasqués comme tels, les autres – plus modernistes – pensent que leurs patients sont plutôt des Hamlets, c’est-à-dire des Œdipes ratés.

Mais d’autres psychanalystes importants ont également choisi comme modèles théoriques des héros de thrillers ou presque. W.R. Bion cite Sherlock Holmes. Jacques Lacan ouvre de manière triomphale ses Écrits avec un commentaire sur le récit d’E.A. Poe The Purloined Letter (La lettre volée). L’on sait que Poe est le créateur du roman policier moderne. Le héros de ce récit est Dupin, le détective cartésien, un génie mathématique glacial qui reconstitue les pensées des autres à travers des inférences implacables. Dupin apparaît comme la dérivation d’Œdipe et d’Hamlet.
Pour Lacan Dupin est le modèle de l’analyste, mais l’analyste est à son tour une vicissitude de l’analysant névrotique. Chez Poe, un ministre génial a soutiré une lettre compromettante de la reine de France. L’obtuse police parisienne ne parvient pas à trouver cette lettre malgré sa perquisition au millimètre près de la maison du ministre diabolique. Dupin sait quant à lui que le meilleur moyen de cacher une lettre est justement de ne pas la cacher du tout : son évidence-même la cache. Et en suivant ce critère, il parvient à voler à son tour la lettre au ministre. Dupin permet à Lacan, comme Œdipe et Hamlet le permirent déjà à Freud, de dire l’essentiel de ce qu’il avait à dire : l’inconscient est comme une lettre volée que nous croyons cachée dans quelques recoins, et qui au contraire nous pend devant le nez, qu’elle soit ignorée ou sous-entendue.

Mais le fait que Freud et Lacan aient élu comme prototypes de leurs propres théories des héros qui appartiennent au genre proto-policier est-il tout à fait fortuit? Derrière les théories officielles, la préférence pour ces détectives ou ces assassins – en général aussi bien assassins que détectives – révèle de manière métaphorique la nature de la psychanalyse comme une enquête historique.

Mais il convient de noter que l’enquête analytique ne mène pas à un véritable coupable, mais à une sorte de force que Freud a appelée der Trieb, la pulsion. Le Double assassinat dans la rue Morgue (1841) d’E. A. Poe est en quelque sorte également un anti-roman policier. Ici l’on doit découvrir l’assassin de deux femmes qui semble doté d’une intelligence et d’une perspicacité presque surhumaines. Eh bien, Dupin découvrira finalement que cet assassin génial n’est autre… qu’un orang-outang. Ce qui apparaissait comme un projet diabolique n’était en fait qu’une force brute et aveugle. Telle est la limite à laquelle chaque véritable enquête psychanalytique se trouve confrontée: à la fin, l’intrigue diabolique de la névrose ne se révèle être… qu’une force fortuite, un accident, un simple évènement. Quelque chose de l’ordre de la pure force, une allégorie de la pulsion pure, et non d’un esprit calculateur.

 

Kitsch versus Chic. 

Certes le thriller est un genre populaire, même lorsqu’il met en scène des psychanalystes raffinés. En revanche, de nombreux romans, films et œuvres de théâtre du XXème siècle destinés à l’élite cultivée reprennent le genre du thriller en opérant cependant des amputations inquiétantes dans le corps de ce genre. Certains chefs-d’œuvre du XXème siècle éliminent du roman policier standard soit la reconnaissance finale de l’assassin, soit ils font «découvrir» trop d’assassins. Dans certains cas, ils éliminent même le délit ou bien ils le rendent problématique.

L’affreux pastis de la rue des Merles de Gadda[1], publié en 1946, est célébré comme l’un des chefs-d’œuvre de la littérature italienne. Il appartient à la série désormais typique du roman policier moderne dans lequel l’on ne découvrira jamais l’assassin. Et au contraire, dans le roman qui est sans doute le plus important du XXème siècle – Le procès de Kafka – on a le coupable (qui est probablement un assassin) mais le délit n’est jamais révélé. Même Mr K., l’accusé, qui partage peut-être l’ignorance du lecteur, semble ne pas le découvrir non plus. Mais on peut imaginer que le suspect le sache, c’est alors l’auteur qui préfère garder le lecteur dans l’ignorance. Le roman de Kafka finit comme il se doit – avec la condamnation du coupable, K., à la peine capitale – mais Kafka « oublie » de nous révéler qui a été tué.

Dans le film d’Akira Kurosawa Rashomon (1950), le genre policier est détourné non par défaut mais par excès de coupables. Ici nous savons qui a été tué (un noble samouraï) et nous connaissons les seuls coupables possibles – sa belle épouse et le brigand qui l’a agressé pour lui voler sa femme – mais le problème est que chacun avoue être l’auteur du délit. Même la victime, invoquée par un médium comme un spectre, déclare qu’il est son propre meurtrier. Il y a beaucoup trop de candidats à la faute, et le détective – à savoir le spectateur – ne parviendra jamais à résoudre son incertitude.

Le XXème siècle, dans tous les arts à côté du triomphe des œuvres du Kitsch, a développé un courant Chic – des genres-ombre, des miroirs déformants surnommés ‘avant-garde’ qui singent le Kitsch. Les critiques les plus perspicaces se sont demandé pourquoi le XXème siècle – qui a vu le triomphe du thriller comme un genre kitsch – a développé d’un autre côté un pseudo-thriller chic, de Kafka à Gadda, de Pirandello à Borges, de Robbe-Grillet à Eco. En effet, le thriller populaire propose une énigme – «qui a tué la victime ?» – et il la résout, comme Œdipe résout l’énigme du Sphinx. Le modernisme chic laisse quant à lui l’énigme ouverte – au moins jusqu’Au nom de la rose[2]d’U. Eco, où l’on découvre que l’assassin est la Poétique d’Aristote; ou mieux, la partie perdue de cette œuvre. Le choix de ce livre aristotélicien comme meurtrier apparaît plus que jamais perspicace. Justement ce texte d’Aristote qui avait décrit le thriller parfait, celui d’Œdipe, devient avec Eco le meurtrier dans un thriller presque parfait.

Un pas de plus en avant est accompli avec le film Blow Up de Michelangelo Antonioni (1966)[3]. Ici, un photographe, à la manière d’un voyeur, prend des photos de nuit d’un couple qui semble sur le point d’avoir un rapport sexuel. Plus tard, le photographe se rend compte que cette scène était une mise en scène, qui cachait probablement un homicide : l’homme d’âge moyen du couple s’avère mort. On ne saura jamais qui est la personne assassinée ni qui est l’assassin. Nous avons ici tous les éléments qui constituent un thriller, mais chacun est réduit à une inconnue, : la victime, le meurtrier ou la meurtrière. Même le délit n’est pas sûr, car après tout, ce cadavre dans le parc pourrait tout aussi bien être une mise en scène ou le résultat d’un malaise. Il ne reste que le détective-photographe.

Il reste cependant un lien fondamental entre Blow up et les protos-thrillers, depuis Œdipe tyran jusqu’à L’affreux pastis de la rue des Merles : l’homicide a, quoi qu’il arrive, toujours un lien avec la sexualité. Dans le film d’Antonioni, on ne saura jamais qui est le mort, ni pourquoi il est mort, mais une chose est certaine : il a un rapport – si ce n’est que de mise en scène – avec un acte sexuel. Il existe une rivalité œdipienne de fond dans le mystère : le photographe connaît en effet la femme impliquée dans cette scène (apparemment) érotique, qui semble flirter avec un homme plus âgé, avec une figure paternelle en somme. Il est vrai que tous les éléments du thriller restent ici cachés, mais la sensation de fond de tous les thrillers reste cependant : un triangle de sexe et d’assassinat.

En effet, la littérature, le cinéma et le théâtre d’élite du XXème siècle ont donné une forme esthétique à ce que la philosophie du XXème siècle avait exprimé en d’autres termes et sans faire référence au genre policier. Martin Heidegger a construit toute sa pensée autour d’une trouvaille très précise : à savoir que, contrairement à tout ce que l’on a fait jusqu’à présent, il ne faut pas penser chaque entité comme un simple être-présent. Cela signifie, si c’est appliqué à l’enquête policière, qu’il ne faut pas penser au délit comme à un fait du passé que l’on doit reconstruire comme si c’était un fait présent. Dans de nombreux films en effet, lorsque l’on reconstruit finalement comment les choses se sont produites, l’on voit par flash back la scène du délit comme on l’aurait vraiment vue si l’on avait été présents. Comme si le passé était présent, et comme si l’on était présents dans ce passé rendu désormais présent. Aussi bien Heidegger que Kafka ou Gadda ou d’autres nous invitent à être plus «réalistes», à abandonner l’idée que les faits puissent être reconstitués dans leur présence. Pourquoi ce renoncement bizarre à la vérité réaliste?
Pourquoi laisser le mystère entier?

Une réponse à ce choix moderniste énigmatique de ne pas résoudre l’énigme peut être la suivante : l’art et la philosophie chic du siècle qui vient de s’achever ont misé toutes leurs cartes sur l’ouverture, sur la possibilité, sur la liberté en définitive. Liberté surtout par rapport à notre passé historique. La solution de l’énigme – comme dans Œdipe déjà – est tragique : on ne peut revenir en arrière, ce qui a été sera toujours. Œdipe sera éternellement incestueux et parricide, à Colone il pourra se réconcilier avec son propre destin mais il ne pourra pas le changer. Lady Macbeth peut devenir folle, se repentir, se suicider, tout cela est inutile : elle est désormais la meurtrière du roi, à jamais, et elle emmènera même dans la tombe ses mains tachées de sang. Et durant des siècles et des siècles l’on a représenté son drame, toujours le même, comme si c’était la première fois. Ce siècle que tout le monde mentionne désormais comme «bref» a futurisé le passé lui-même : le passé lui aussi devient ouvert, une chose à réinterpréter, à reconstruire et à construire, quelque chose de jamais définitif. En ce sens, pour la pensée moderne l’important est que tout reste ouvert. Un heideggerien dirait que le thriller kitsch croit en une vérité historique définitive à découvrir. L’art chic au contraire ne se résigne pas à la réalité une fois pour toutes.

Ce besoin de nier le caractère irréversible du temps s’affirme de plus en plus dans l’art et dans le spectacle : les vies parallèles des protagonistes se multiplient. Le jeu des avatars devient réalité, comme dans les films de la série Avatar de James Cameron. Multiversus et pluriversus libèrent notre vie de la flèche univoque du temps, comme dans la sarabande d’Everything all at once de Kwan et Scheinert, dans laquelle de nombreuses vies possibles s’entrecoupent.

Et la psychanalyse, cette créature typique et exquise du XXème siècle alors?
Je trouve que les analystes oscillent eux aussi continuellement entre le kitsch et le chic – selon notre métaphore, entre le thriller classique et le thriller moderniste. La psychanalyse a été brisée à l’intérieur d’elle-même, tout comme les arts et les idées du XXème siècle.

L’analyste kitsch pense que l’analyse est une reconstruction historique qui arrive à la toute fin à quelque chose, même si ce quelque chose tient davantage du désir imaginaire que de l’évènement extérieur. Pour elle ou lui, l’analyse, à la fin, «découvre l’assassin», pour ainsi dire, et le patient vivra ensuite heureux et serein. Pour beaucoup, l’assassin est la relation spécifique mère-enfant ; une série de thriller un peu monotone, dirais-je. Ainsi, selon la mode analytique en vogue aujourd’hui, l’important est que le patient découvre qu’il a eu une «mère pas suffisamment bonne».

L’analyste chic pense, au contraire, que l’analyse n’aboutit jamais à un quelque chose qui ferme la narration autobiographique, le destin historique du sujet, et la vieille aventure de l’analyse: pour lui, l’analyse garde une énigme ouverte, une non-réponse, une suspension non-conclue. L’analyste anti-kitsch se console en pensant que le fait d’accepter ce caractère non-conclu est la condition pour développer dans le sujet une certaine créativité (sur laquelle D. W. Winnicott insistait). L’analyste kitsch a pour objectif en effet de rendre le client heureux et content, l’analyste chic vise plutôt à le rendre créatif.

 

Feuilleton œdipien. 

Œdipe tyran est un modèle non seulement du policier moderne, mais également du roman anagnorisique pré-moderne. Je nomme ainsi ce que l’on appelait autrefois le «roman-feuilleton» ou feuilleton ou seriell, et aujourd’hui serial. Dans quelle mesure l’Œdipe de Sophocle peut-il lui aussi être considéré comme un feuilleton antique?

En effet, la faute d’Œdipe est double, odieuse et amoureuse: d’un côté il est un meurtrier (parricide), de l’autre il est un baiseur impropre, car il couche avec sa mère et il a des enfants d’elle. Œdipe inaugure d’un côté le thriller, de l’autre le feuilleton. L’art de l’Occident gravite toujours à la fin autour de ce double astre: le trou noir de celui qui donne la mort et le soleil incandescent de celui qui fait l’amour et engendre. Les êtres humains semblent chercher – sans répit – dans les œuvres d’art la multiplication kaléidoscopique de ces deux questions qui renaissent sans cesse: «qui a mis la dame enceinte? quelle dame a été mise enceinte? et «qui a tué monsieur ou madame?»

Durant des siècles, des romans cultivés et des feuilletons télévisés, des drames et des comédies, des poèmes, des contes et des romans-photos, ont tourné autour de l’anagnorisis : notre héros – un enfant trouvé, un orphelin, un fils adoptif, un apprenti, un serviteur, un mort de faim en somme – découvre finalement qu’il est le fils de Monsieur et de Madame (du roi ou de la reine dans le meilleur des cas). Tout tourne autour d’un coït impertinent que le roman, à la toute fin, reconstruit, en attribuant le véritable père au fils qui n’était pas sûr. Freud – qui a construit la théorie scientifique la plus proche du feuilleton romantique – avait appelé Urszene le coït des parents auquel tout sujet a assisté ou imagine avoir assisté. Et chez Freud aussi l’énigme reste irrésolue: la scène primaire est-elle un évènement réel ou bien le fruit de l’imagination?

Le kitsch picaresque et sentimental a connu une longue histoire : depuis Tom Jones (1749) d’Henry Fielding jusqu’à Filumena Marturano (1946) d’Eduardo De Filippo et au film Secrets and Lies (1996) de Mike Leigh. Ce genre apparaît comme obsédé par cette question à laquelle, à la fin, il y a une réponse: qui a mis la femme enceinte? Ou bien, qui furent les acteurs de l’acte d’amour dont le fruit est ici présent? Le thriller thématise quant à lui une énigme qui concerne la mort: qui a produit le cadavre ici présent?

L’un des rares cas pour lequel une forme de thriller classique a été donné à la question sexuelle du roman anagnorisique est le roman d’Heinrich von Kleist La Marquise d’O(1808). Eric Rohmer en tira un film homonyme très beau en 1976. C’est un peu l’équivalent amoureux de l’histoire mortelle du policier Ledru. Dès le début, nous savons que la veuve, la belle marquise italienne d’O…, est enceinte, mais tout le monde – la marquise y compris – ignore qui a pu la mettre enceinte. Dans ce cas aussi, comme dans Œdipe tyran, l’intrigue coïncide avec le processus de reconnaissance : on découvre à la fin que la belle a été mise enceinte par un jeune comte russe dont, par le plus grand des hasards, notre héroïne était secrètement amoureuse. Elle ne savait pas qu’elle avait déjà couché avec lui car le comte avait abusé d’elle alors qu’elle était plongée, droguée, dans un sommeil profond. La différence avec le thriller est qu’ici le malfaiteur qui est découvert à la fin n’est pas quelqu’un qui a donné la mort, mais quelqu’un qui a donné la vie. Et ils vécurent heureux pour toujours.

Il est probable que Dominique Aury, alias Pauline Réage, lorsqu’elle choisit le titre du célèbre roman pornographique Histoire d’O… (1954) ait pensé précisément à la marquise d’O de von Kleist. La belle O du roman érotique sado-masochiste se soumet de son plein gré à l’esclavage sexuel d’une organisation masculine perverse, et elle subit les humiliations et les violences les plus diverses et variées. Dans le cas des deux « O » il s’agit donc de violences infligées par des hommes, mais en fin de compte, ces violences semblent appréciées par la victime, à savoir la femme.

 

Chaque mort cache un coupable. 

La raison pour laquelle l’on ressent cette affinité entre psychanalyse d’une part, et thriller et feuilleton de l’autre nous apparaît à présent peut-être comme un peu plus claire. Toutes ces formes traitent des évènements fondamentaux pour les êtres humains, des évènements qui les passionnent. Ces évènements fondamentaux sont donner la vie à travers la jouissance sexuelle, et donner la mort.

L’on rétorquera: l’on peut recevoir la vie même par hasard (par insémination artificielle aujourd’hui) et l’on peut mourir aussi par hasard, de maladie par exemple. Cependant, quelque chose d’inavouable et d’injustifiable en nous interprète chaque naissance comme le fruit d’un amour secret et interdit, et chaque mort comme un meurtre. C’est comme si, dans le fond, l’on pensait que notre véritable père était quelqu’un d’autre – un prince… ou bien, à notre époque, une star de la musique ou du cinéma. Dans un film du comique italien Carlo Verdone, Gallo cedrone («le Grand coq de bruyère»), le protagoniste, un imbécile, cherche à démontrer qu’il est le fils d’Elvis Presley… La psychanalyse a mis à nu – en se contaminant elle-même à son tour – ces « préjugés » extraordinaires de notre rapport au sexe et à la mort. Et en effet, nombre de sociétés primitives n’acceptent pas le concept de mort naturelle : si quelqu’un est mort, c’est parce que quelqu’un l’a éliminé à travers la magie noire. Dans d’autres cultures, différentes de la nôtre, le véritable «père» d’un enfant n’est pas l’homme qui a ensemencé la mère, mais l’esprit présent au coït, par exemple.

Mais il y a également quelque chose de plus subtil qui associe la psychanalyse au thriller (et au serial) : sa prétention à être une pure reconstruction historique.

Il s’avère que les philosophes de la science sont plus que jamais divisés sur le statut à donner à l’histoire en général. Personne ne peut nier que l’historiographie, la paléontologie, les sciences de l’évolution sont des sciences sérieuses – néanmoins le compte n’y est pas. En effet, en un mot, l’on pense que les sciences dites, et ce n’est pas un hasard, fondamentales visent à des lois universelles – tandis que les narrations historiques ne s’énoncent pas comme des lois universelles, mais l’on dit que quelque chose ne s’est passé qu’une seule fois. Lorsque la thermodynamique dit «l’eau bout à 100°C», elle ne dit rien d’historique : «chaque fois que de l’eau a été chauffée, quelle que soit l’époque ou le contexte, elle a bouilli à 100°C». Il suffirait – en théorie au moins – qu’une fois seulement de l’eau bouille non pas à 100 mais à 120°C, et la loi thermodynamique serait falsifiée. Au contraire, l’historiographie est une science paradoxale du détail, préconisée par la pataphysique d’Alfred Jarry. Si l’on découvre que madame Untel a été tuée chez elle par son majordome chinois, cela n’implique absolument pas que la loi du «chaque fois qu’une femme est tuée chez elle, l’assassin est alors un majordome chinois» soit valide. Cette différence est au cœur de la question de la validité scientifique de la psychanalyse, dans laquelle nous n’entrerons pas ici.

En effet, un certain discrédit de la psychanalyse concerne aujourd’hui sa prétention à énoncer des lois universelles sur la psyché humaine, du genre «chaque être humain passe par l’Œdipe». L’on raconte l’histoire d’un patient assez cultivé qui se rend pour la première fois chez un analyste et qui lui dit «si, dans les années à venir, vous voulez me démontrer que j’ai désiré ma mère lorsque j’étais enfant et que je voulais éliminer mon père, ne vous fatiguez pas ! Je le sais déjà très bien, et je m’en souviens parfaitement!» En effet, si l’analyse a un quelconque impact ce n’est pas parce qu’elle étale des théories – qu’elles soient vraies ou fausses – sur les êtres humains en général. L’analyse prétend reposer également sur des théories, mais elle n’a rien à voir avec une science fondamentale. L’analyse est un art de la reconstruction historique, comme la reconstruction d’un délit : ce qui produit des effets est la spécificité unique de l’expérience qui est reconstruite. Même si le complexe d’Œdipe était universel, ce qui compte c’est qu’il n’y a pas deux Œdipes identiques parmi les êtres humains.

Marx a dit que l’histoire se répète toujours deux fois, la première comme une tragédie et la deuxième comme une farce[4]. Disons que les sciences fondamentales s’occupent du côté comique de la nature – c’est-à-dire de tout ce qui se répète, en suivant toujours la même loi – tandis que les sciences historiques s’occupent du côté tragique de la nature. Ce qui arrive une seule fois est tragique – ou la première fois, qui est la vraie fois – et qui détermine la suite de l’histoire de manière irrévocable. Si Freud a fait référence à l’histoire d’Œdipe, c’est parce que son caractère tragique lui offrait sur un plateau d’argent la dimension du côté irréversible de l’histoire. Freud lui-même a comparé l’analyse à une construction ou à une reconstruction de type archéologique, et l’archéologie est une reconstruction historique. Dans la construction analytique, tôt ou tard, le sujet est confronté à des évènement irrévocables et irréversibles. Sa névrose se fondait précisément sur l’illusion qu’il pouvait révoquer et rendre réversibles ces évènements : le fait d’être né, d’être homme ou femme, le fait d’avoir eu tel père ou telle mère, éventuellement tel frère ou telle sœur – et un jour le fait d’être mort. La naissance, le sexe, la mort sont des accidents insensés et irréversibles (et donc tragiques) du destin humain. Le sujet doit se confronter à ces rochers biologiques. C’est à cette confrontation historique – semblable à la reconstruction hallucinée d’un délit – que l’analyse pousse l’analysant.

Traduit de l’italien par Joséphine De Gabaï

NOTE

[1] C. E. Gadda, L’affreux pastis de la rue des Merles, Points, Paris, 1999.

[2] U. Eco, Le nom de la rose, Lgf, Paris, 1983.

[3] Le scénario est une repise du récit de Julio Cortázar « Las babas del diablo » (Les fils de la Vierge).

[4] Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (1852).

 

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *