“«Pas de sexe, rien que des Genders!».”
1.
Un spectre plane sur l’Europe. Il s’agit du spectre du Gender, un terme qui a désormais remplacé celui de Sex dans le langage courant des anglophones. J’utiliserai toujours ici le terme anglais «Gender» qui ne coïncide pas avec le français «genre». En effet «genre» couvre ce qui en anglais est appelé genre aussi, à savoir le genre artistique et littéraire.
Quelle différence y a-t-il entre sex et gender ? On pourrait dire que le sex serait une différence biologique, tandis que le gender serait une différence signifiante. Le sex serait cette différence fonctionnelle qui permet la reproduction animale, le gender serait tout ce qui est de l’ordre culturel de la sexualité. Pour la philosophie dite queer, le gender devrait supplanter le sexe, autrement dit, ce que l’on choisit doit prévaloir sur ce avec quoi l’on naît. Je traduirais ici le queer par «inclassable», précisément parce que le cœur du problème, comme nous le verrons, est de savoir comment le classer. La transition est avant tout une transition vers le symbolique.
Ce n’est pas un hasard si à présent, on ne dit plus «sexe de naissance» mais «sexe assigné à la naissance». Le sexe déclaré à l’état civil à la naissance d’un enfant n’est plus le résultat d’une constatation, c’est une assignation – que l’on peut considérer comme arbitraire – décidée par des adultes. Dès le départ, le sex est déjà gender. En d’autres termes, le culturel s’empare de la quasi-totalité du naturel, dans le sens où le naturel lui-même est mis sur le compte d’une décision culturelle.
Aujourd’hui, la nébuleuse «inclassable» se polarise sur deux formes qui, comme nous le verrons, vont dans des directions opposées : d’une part les transgenders (ne jamais dire transsexuals!) et d’autre part les non-binaires, ceux qui refusent aussi bien d’être homme que d’être femme. Le neutre, genre grammatical, devient donc aussi un genre réel. En anglais, toutes les choses non vivantes sont neutres (à part car et ship… voiture et navire), de nos jours nous devons également permettre aux vivants qui se reproduisent via des gamètes d’être neutres. Dans les langues latines, par contre, il n’existe pas de genre neutre, c’est pourquoi le sexe «neutre» a tendance à apparaître comme quelque chose de grammaticalement incorrect à quelqu’un qui parle ces langues.
Or, le transgender est une expérience subjective dans laquelle le fait d’être homme ou d’être femme est essentiel. Comme l’a dit la psychanalyste Patricia Gherovici, pour un trans, être reconnu comme de l’autre gender est une question de vie ou de mort. Qu’il s’agisse d’un trans M to F ou F to M, le sujet est obsédé par sa propre transition. Cela suggère que le trans sait réellement ce que signifie être M ou être F, alors que les cisgenders – c’est-à-dire ceux qui se contentent du gender qui leur a été assigné à la naissance – ne le savent généralement pas. Par exemple, la personne qui vous parle en ce moment-même se présente comme un homme cis, mais précisément pour cette raison, elle ne sait pas du tout ce que signifie réellement être un «homme mâle», hormis pour ce qui est des différences anatomiques et fonctionnelles. Pour moi, en tout cas, être de genre masculin est un fait établi auquel il faut encore donner un sens. Il est très facile de connaître notre sex, ce qui est terriblement difficile, c’est de comprendre ce qu’est notre gender.
Contrairement aux trans, l’objectif des personnes non binaires est d’affaiblir au point d’annuler les différences entre hommes et femmes, en poursuivant une identité neutre. On me dira : et si non-binaire signifiait être homme-et-femme ? Mais alors ils auraient choisi un autre nom, comme hermaphrodite ou bi-gender ou encore ambi-gender.
J’ai vu un documentaire sur une Française qui, vers l’âge de 25 ans, a voulu changer son prénom féminin pour un prénom neutre à l’état civil. Quand on la regarde, elle a l’air d’une jeune fille féminine plutôt normale. Après ce changement d’état civil, elle est tombée amoureuse d’une autre soi-disant non-binaire, elle aussi à l’apparence très féminine, avec qui elle s’est mise en couple. Quand on les voit ensemble, elles ressemblent à un couple de lesbiennes comme il y en a beaucoup. Mais pour elles, il est essentiel de ne pas se définir comme des « lesbiennes », mais plutôt comme un « couple de non-binaires ». En somme, la différence est d’ordre purement signifiant, car la non-binarité ne correspond à absolument aucune caractéristique physique ni de semblance.
Alors, sur quel plan se joue la supposée identité de gender ? Un trans M to F que Lacan avait rencontré dans les présentations de cas à Sainte-Anne, lui a dit : «C’est une affaire de cœur!». Je pense que par cœur, il entendait quelque chose que l’on ressent mais que l’on ne peut ni montrer ni démontrer. Je dirais que tous les engagements mystiques ou idéaux sont des affaires de cœur : la rencontre avec un dieu, la foi en une Bonne Nouvelle politique, le sentiment d’être envahi par une inspiration artistique… Le mysticisme est toujours une affaire de cœur, pas d’anatomie. Selon moi, la passion trans est une passion mystique. Elle est totale et sans compromis, tout comme la conversion mystique.
Ainsi, comme on le voit, même si le mouvement des «inclassables» accueille sous son aile généreuse tous les non-classés, les sujets vont de fait dans des directions divergentes : les transgenders croient fermement au gender au point de se poser en martyrs de la transition, les non-binaires, quant à eux, n’y croient pas du tout et se disent neutres.
Je ne parlerai ici que des trans.
2.
Le trans semble vouloir répéter l’expérience de Tirésias, qui fut à la fois homme et femme. Avec une différence cependant: Tirésias eut des relations sexuelles en tant qu’homme ainsi qu’en tant que femme, et les dieux lui demandèrent qui, de l’homme ou de la femme, prenait le plus de plaisir lors des rapports sexuels. Le trans, en revanche, est une personne qui souvent renonce au plaisir sexuel, surtout s’il renonce è la transition chirurgicale. Même s’il effectue sa transition tardivement, le trans est souvent vierge. Il sait qu’il vivra toute sa vie sous surveillance médicale. Et bien sûr, il renonce à engendrer. Quant à l’orgasme proprement dit, c’est matière de discussion. De fait, son adaptation de gender floute et floue sa vie sexuelle. Il faut le dire pour briser le tabou : la transition est une simulation. Bien qu’elle soit une simulation vitale.
En bref, le trans est prêt à renoncer au plaisir sexuel au nom d’un signifiant fondamental qu’il affirme être, son « affaire de cœur », comme le disait le trans de Lacan. Pour un cis, être homme ou femme est substantiellement une question d’avoir, pour le trans, c’est substantiellement une question d’être. Et lorsqu’il s’agit d’être, l’ordre symbolique, le grand Autre, est en jeu.
À mon avis, comme je l’ai dit, l’expérience trans est une expérience substantiellement mystique. C’est un chemin de douleur et de renoncement en échange du bonheur. La jouissance sexuelle de ceux qui ont fait une transition semble être essentiellement mentale. Mais en quoi consiste ce bonheur que seule la transition peut permettre, selon les espoirs répandus ?
Pas tous les trans passent par une transition physique complète. Il y a aujourd’hui de nombreuses femmes avec un pénis et de nombreux hommes avec un vagin. Il y a des hommes qui donnent naissance à des enfants et des femmes qui fécondent des femmes. Pour beaucoup d’entre eux, il suffit donc d’être reconnus comme étant de l’autre gender. Être vu comme du gender choisi aux yeux des autres, mais aussi aux yeux de l’Autre. Le transgender a la peur d’être confondu avec un travesti, c’est-à-dire avec quelqu’un qui se plaît à être pris pour une femme. Au contraire, le trans ne veut pas seulement avoir l’apparence d’une femme, il veut être authentifié par les autres comme une femme. (Pour le trans F à M le discours est semblable.) Mais cette authentification ne peut venir que de l’Autre, de l’ordre symbolique, dirait Lacan. Si je suis trans M à F, par exemple, l’important n’est pas que les autres me prennent pour une femme, il faut que le fait qu’ils me prennent pour une femme garantisse que j’en suis une.
Il faut dire que même le DSM-5, le manuel psychiatrique américain dominant aujourd’hui, distingue avec précision le travesti, qu’il classe comme paraphilique (c’est-à-dire comme pervers), du dysphorique de gender, c’est-à-dire du trans. Le travesti, la drag queen, se plaît à être désiré en tant que femme tout en se sentant homme, le transgender renonce au plaisir charnel pour être reconnu comme de l’autre sexe par l’Autre.
3.
Le fait que la question de l’identité de gender – et non de l’orientation sexuelle – soit l’essentiel pour le trans est évident lorsque celui-ci entre dans la puberté. L’adolescent cis – à l’exception de quelques cas que nous considérons cependant comme marginaux – ne s’intéresse pas seulement aux transformations de son propre corps, dont il apprécie la valeur sexuelle, il s’intéresse rapidement aux autres personnes sexuées, de son propre sexe ou du sexe opposé. Les grands amours du début de l’adolescence et les peines de cœur dues au désir pour l’autre dominent la scène. Être sexué, c’est, pour la majorité des cis, s’intéresser sexuellement à l’autre. Ce qui nous constitue en tant qu’homme ou en tant que femme, c’est l’autre qui est désiré ou qui nous désire, dans une réciprocité espérée ou désespérée. Au contraire, ce qui domine le tracas du trans, c’est de se confronter non pas à l’autre mais à sa propre identité, qui est alors une catégorisation : suis-je M ou F ?
Ou suis-je l’un et l’autre ?
Les trans ne parlent que très rarement de leurs amours : «Quand j’aurai changé de gender, j’aimerai.»
J’ai l’impression que pour les trans, être de l’autre gender est une question de vie ou de mort car c’est le moyen d’avoir de la véritable estime de soi. Tant qu’il n’a pas changé de gender, le trans se sent comme un pécheur dont le péché consiste à être assigné à l’autre gender par l’Autre. Il apparaît comme un sujet pris dans ce que j’appellerais un narcissisme symbolique, sans donner à narcissisme la moindre connotation négative (pour Freud, le narcissisme est indispensable à chaque être humain). En ce sens que son narcissisme ne consiste pas en l’admiration engouée de sa propre image idéalisée – c’est là l’interprétation lacanienne du narcissisme – mais en la réalisation de sa propre identité de gender de cœur. Faire triompher le cœur dans le réel.
Tout cela embarrasse les psychanalystes qui ne croient pas aux identités de gender. Ils pensent que nous sommes tous aliénés dans des identifications. Personne n’est homme ou femme ou non-binaire, ou chrétien, ou communiste, ou mari, ou femme, ou français ou ukrainien…
Pour l’analyste, il ne s’agit que d’identifications. Ainsi, d’une part, ces psychanalystes comprennent profondément le malaise du trans et essaient de l’aider, mais d’autre part – même s’ils ne le disent pas – ils ne croient pas que le véritable problème du trans soit son gender, parce que l’analyste ne croit pas vraiment aux genders. L’analyste a tendance à mieux comprendre les non-binaires, puisque la théorie analytique, avec Freud, est née comme une sorte de théorie queer : aucun d’entre nous n’est vraiment classable dans un gender.
Pour Freud, nous sommes tous bi-gender.
Pourtant, un analyste sait à quel point ces identifications sont une question de vie ou de mort – on peut donner sa vie pour sa foi, politique, religieuse ou philosophique, pour sa patrie… Une question de vie ou de mort : comme celle de tant d’Ukrainiens qui se sentent envahis par l’ennemi et qui sont prêts à risquer leur vie pour repousser cette invasion. Le trans dit : «L’autre gender, ou la mort». Comme on le voit, nous sommes très proches d’une expérience mystique, en version identitaire. Et je ne dis certainement pas cela pour sous-estimer l’expérience trans, loin de là, d’ailleurs j’aime une bonne partie de la littérature mystique. Je le dis pour reconnaître toute l’épaisseur émotionnelle qu’elle comporte.
Mais c’est là que réside le problème : les analystes en principe ne croient pas en la foi politique, la foi religieuse, ou la foi en un gender, même s’ils savent qu’une foi est souvent noble et qu’elle est le pain symbolique de la vie humaine. En d’autres termes, les fois de type plus ou moins mystique sont pour les analystes un leurre. Mais en même temps, ils savent que la vie humaine vit de leurres. C’est le grand problème, à la fois éthique et théorique, que la psychanalyse n’a pas encore résolu.
4.
La passion pour la classification qu’ont de nombreux inclassables (queers) est frappante. Elisabeth Roudinesco a noté que ce désir de multiplier les identités de gender rappelle la tendance similaire à multiplier les désordres mentaux de la psychiatrie DSM d’aujourd’hui. De nos jours, les enfants américains disent même qu’il y a 50, 60, 70 genders…
La moindre variante de comportement sexuel se fait figer dans un terme. Cette méticulosité classificatoire n’est pas une adjonction pittoresque à ce qui serait le noyau de la culture queer, je crois qu’elle fasse partie du noyau lui-même. Elle fait partie d’une sorte de sacralisation du signifiant qui est fondamentale dans le mode de vie de ceux qui revendiquent leur propre gender.
Certains collègues me disent qu’il ne faut pas être hostile à cette sacralisation, qu’il faut attendre de voir où est-ce que cela nous mènera. Et bien évidemment, je ne suis pas du tout hostile à ceux qui se questionnent sur leur gender. Mais écouter et comprendre ceux qui ont ces problèmes est une chose, accepter une théorie des genders en est une autre. C’est la théorie que je critique, et non ceux qui portent leurs propres «peines de cœur». Des porte-parole queer disent qu’il faut prendre le transitionnisme come quelque chose qui va de soi, mais malheureusement pour un analyste rien ne va de soi. Freud, par exemple, a cherché à expliquer même l’instinct maternel, en le reliant au désir féminin d’avoir un phallus à elle ! Pour Freud, même l’amour de maman n’allait pas du tout de soi.
Le discours philosophique non-binaire est un hymne à la fluidité, à l’incertitude, à la dissolution de toutes les identités et de toutes les étiquettes. Dans la pratique, c’est le contraire qui se produit : LGTBQ+ est utilisé comme une machine à étiqueter. Le « + », qui est la queue de la classification, signifie l’ouverture illimitée de la série. Mais cette ouverture est asymptotique, elle tend en somme à faire coïncider presque chaque être humain avec une étiquette, à savoir, à miser sur le fait qu’en perspective tout le monde et tout un chacun est déviant.
Ainsi, le queer, l’inclassable, fait partie de la classification elle-même. Ce qui crée des paradoxes similaires aux célèbres paradoxes de Bertrand Russell (sur les ensembles qui se contiennent ou ne se contiennent pas eux-mêmes comme membres). Certains se sont rendus compte du paradoxe, et c’est pourquoi ils interprètent le «Q» de la série LGBTQ+ non pas comme «Queer» mais comme «Questioning». Mais au fond, même ici, toute la série exprime un questioning, un questionnement. C’est la passion de vouloir classer même l’inclassable. Ce ne sont en aucun cas les classifications de gender qui sautent, comme le prêche le gourou Paul Preciado, au contraire, l’inclassable doit absolument être catégorisé, il doit être nommé et répertorié, l’Ordre du réveil woke doit prévaloir sur le désordre de la vie.
Voici ce qu’il faut retenir : dans les incertitudes de gender se manifeste la primauté du virtuel caractérisant notre culture aujourd’hui. Il y a un virtuel imaginaire, que nous connaissons à travers les vidéos. Mais il y a un virtuel symbolique, plus important encore, une façon de construire ses propres concaténations symboliques qui doivent se substituer à celles de l’Autre. Les êtres humains sont censés pouvoir créer leurs propres valeurs symboliques, motu proprio. Et bien sûr, l’espoir est que les symboles virtuels et les différences réelles finissent par coïncider, comme on le voit dans tant de films de science-fiction.
Bref, il ne s’agit plus de sex et de gender – mais de sex ou de gender. Je me demande si cette alternative n’est pas consonante à un certain retour à une société puritaine dans laquelle le sexe est quelque chose de sale – la propagation du #Metoo (#balancetonporc en France), cette forme de populisme féminin, et de la sexual correctness en est un aspect éloquent. Mais il me semble que ce retour à l’austérité anti-sexe, après 50 ans de libération dionysiaque de la sexualité, comme dans une boucle historique, ne se fait pas sur le modèle d’un retour à des valeurs familiales traditionnelles et sexophobes ; il se fait sur la base d’une passion identitaire, où les identités ethniques et sexuelles se multiplient. Ce qui conduit à des formes d’auto-ségrégation : les gays vivent dans des quartiers réservés aux gays, les lesbiennes avec les lesbiennes, les juifs avec les juifs, les musulmans avec les musulmans… les psychanalystes avec les psychanalystes (par exemple, mon quartier à Rome, Trastevere, est devenu un «quartier de psychos»). Derrière les hymnes philosophiques à une inclassabilité, c’est la logique de la séparation identitaire qui s’installe dans une société de moins en moins liquide.
Traduit de l’italien par Joséphine De Gabaï