LA CURE DU SUJET

«Pourquoi la guerre?» Freud et la jouissance de la guerre

1. En Grèce antique, le lendemain d’une grande bataille, on organisait un véritable tourisme de l’horreur. Des groupes se rendaient sur le champ de bataille laissé tel quel après la conclusion de la bataille : sang encore frais, corps mutilés, vautours sur les cadavres. On allait contempler l’événement. C’est précisément de l’atrocité du spectacle dont les voyeurs du massacre se délectaient. Et dont beaucoup de monde se délecterait encore aujourd’hui, si un certain respect de la mort ne nous l’interdisait pas.

En 1931, un organe de la Société des Nations a voulu demander à l’homme considéré comme le plus intelligent du monde, Albert Einstein, de trouver une réponse à la question « Pourquoi la guerre ? » avec l’espoir implicite qu’un génie comme lui découvre un moyen de l’éviter à jamais. Einstein soumit à son tour la question à Freud pour s’entretenir avec lui sur ce sujet. La réponse de Freud à Einstein constitue un court texte «Pourquoi la guerre ?»[1]; publié en 1933.

La position de Freud sur la fatalité de la guerre ne paraît que légèrement pessimiste. Aujourd’hui, nous dirions que le pessimisme de la raison n’exclut pas chez lui un certain optimisme de la volonté. Dans la tradition des Lumières, Freud conclut en disant que tout ce qui favorise le développement culturel va également à l’encontre de la guerre. Mais, dans ce cas-ci, l’optimisme des Lumières dont Freud fait preuve apparaît comme une concession à l’espoir d’une vision qui n’est fondamentalement pas optimiste du tout. En effet, quelques pages plus tôt, il avait rejeté comme illusoire l’idéal bolchevique d’un monde pacifié par une fraternité socialiste universelle.

Freud part d’une vision historique précise : à l’origine de tout droit (Recht) se trouve la violence (Gewalt). « Le droit était, à l’origine, la force brutale »[2]. En d’autres termes, le droit n’a pas été conçu comme un moyen de maîtriser et d’inhiber la violence de certains individus – les plus forts, les plus puissants, les plus agressifs, les plus avides. Le droit est lui-même violence, même s’il nous apparaît comme une barrière à la violence : il se présente comme une réponse du plus grand nombre à la violence de quelques-uns, mais le droit est « encore la violence, toujours prête à se tourner contre tout individu qui lui résiste, travaillant avec les mêmes moyens, attachée aux mêmes buts »[3]. Le droit est la violence non pas des individus, mais d’une communauté dans son ensemble. Et dans la mesure où, dirions-nous, toute guerre est un conflit entre deux communautés, la guerre est toujours une question de droit. La violence de la guerre n’est pas une transgression du droit, elle exprime le droit des sociétés à la violence. Freud dit que tout droit est une socialisation de la violence.

Comme on peut le constater, Freud renverse complètement la position rousseauiste, qui voit l’homme originel comme essentiellement bon. Tout le drame historique de l’humanité, pour lui, est le processus d’autodomestication d’un loup. Une autodomestication à l’égard de laquelle Freud lui-même fait preuve d’une nette ambivalence, affirmant en effet que nous devons à l’acculturation « le meilleur de ce dont nous sommes faits et une bonne part de ce dont nous souffrons »[4]. Le coût de l’acculturation est le malaise, c’est-à-dire que pour éviter les horreurs de la violence, nous sommes confrontés à un malaise psychique qui est en quelque sorte une violence contre nous-mêmes.

Freud nie à juste titre l’existence du droit international, pour la simple raison que le droit est lié à la force et à la puissance d’un État et qu’il n’existe pas de super-État mondial capable d’obliger les différents États à respecter certaines règles. Aujourd’hui on dit que la politique internationale se fait dans l’anarchie. Mais Freud est encore plus radical : pour lui, « les lois seront faites par et pour les dominateurs, et on laissera peu de prérogatives aux sujets »[5]. Freud n’est en aucun cas un partisan du droit naturel, sa vision du droit rappelle plutôt celle de Marx.

En substance, Freud applique ici à la violence le même raisonnement qu’il avait appliqué aux pulsions érotiques, à la sexualité. Pour lui, la sublimation – les activités créatives qui excluent la satisfaction sexuelle – n’est pas une barrière placée contre la sexualité, loin de là, c’est une expression de la sexualité elle-même dont le but a été modifié. De même que la sublimation est un ajustement sociosyntonique de la sexualité, la loi est, de manière analogue, un ajustement sociosyntonique de la violence. En bref, la sexualité et la violence sont le principe, le domaine, de la vie sociale en général.

2. Freud rappelle qu’il y a des conflits violents qui surviennent au sein d’une même communauté, que les guerres civiles existent également. D’autre part, il admet que les guerres peuvent avoir un effet positif, puisqu’elles peuvent conduire à l’établissement d’états unitaires et pacifiés à l’intérieur – et il cite ici le cas de l’empire romain et de la France.

Freud précise que les forces qui maintiennent la cohésion d’une communauté sont « la coercition violente » et « les liens affectifs entre ses membres », soit les identifications réciproques entre ses participants. Il fait évidemment ici référence à sa théorie qu’il avait déjà développée dans Psychologie des masses et analyse du moi[6], dans laquelle il décrit une Masse, c’est-à-dire une foule catalysée par un chef, un collectif politique au sens large, comme le sont l’église et l’armée. On passe de la foule politique à la communauté, grâce à la coercition violente. Freud suggère cependant qu’en l’absence de liens affectifs, la coercition violente suffit à maintenir la cohésion d’une communauté…

Plus tard, Freud dira cependant que « tout ce qui engendre, parmi les hommes, des liens de sentiment doit réagir contre la guerre »[7]. Là aussi, on peut en douter. Par liens de sentiment, il entend essentiellement les identifications, c’est-à-dire ce processus par lequel nous reconnaissons les autres comme des « concitoyens », comme « les nôtres ». Mais Freud ne semble pas voir que cet éros identificatoire qui maintient les groupes sociaux ensemble produit spontanément son ombre, son Autre ennemi potentiel ou réel, contre lequel la guerre sera toujours possible. Plus nous cimentons l’unité du Nous, plus la menace du Eux s’élève comme son double. Dans un certain sens, Freud n’exploite pas pleinement sa propre idée selon laquelle pulsion érotique et pulsion destructrice sont toujours mêlés au point d’être inséparables : c’est précisément dans la mesure où nous sommes de plus en plus « patriotes » et où nous aimons davantage nos concitoyens que nous serons de plus en plus belliqueux, c’est-à-dire que nous aurons tendance à nous méfier des « autres », des autres patries, des autres collectifs amoureux. Après tout, les guerres sont des conflits entre des ensembles amoureux.

3. Mais le point essentiel est le suivant : dans la mesure où la guerre peut aussi jouer un rôle positif, unificateur, et dans la mesure où elle exprime une violence que Freud considère comme faisant partie d’une pulsion fondamentale, comment peut-il alors justifier son pacifisme ? Freud déteste la guerre, mais est-il possible de soutenir rationnellement, scientifiquement, cette horreur de la guerre ? Sa réponse est la suivante : nous sommes pacifistes « parce que nous ne pouvons pas faire autrement ». Autrement dit, souligne-t-il, « nous sommes pacifistes, parce que nous devons l’être en vertu de mobiles organiques »[8].

Les arguments rationnels du pacifisme sont donc des rationalisations : on n’est pas horrifiés par la guerre par le raisonnement, mais « en vertu de mobiles organiques ». Cet énoncé est surprenant. En quoi le pacifisme est-il organique ? Freud utilisera le même terme, « organique », dans le paragraphe suivant : il y a des raisons organiques qui expliquent que nos exigences éthiques et esthétiques dans la Kultur aient changé. Mais pourquoi dire que ces changements dus à l’acculturation ont des fondements organiques ?

La vérité est que pour Freud, l’organique n’est pas quelque chose de pérenne chez l’être humain, qui naît avec lui, mais c’est un produit de l’histoire de chaque individu. L’acculturation sépare les humains : certains restent des « races incultes et couches arriérées de la population » ou des parties « non domestiquées » de la population qui cependant – insinue Freud – se reproduisent plus rapidement que les « acculturés ». Il faut donc penser que, selon Freud, les « incultes et les arriérés » sont encore prêts à faire la guerre, car le pacifisme est une conquête « organique », c’est quelque chose de somatisé même s’il est inculqué par la culture.

Comme nous pouvons le voir, Freud était très loin d’un optimisme socialiste-démocratique, en somme, il était politiquement très incorrect : pour lui, les différences de classe étaient d’une certaine manière également des différences organiques (bien que d’organismes psychiques et non physiques). Je crois cependant que des idées de ce genre sont à la base du pacifisme de l’intelligentsia d’aujourd’hui : vouloir la paix à tout prix (même au prix de la reddition et de l’humiliation) est perçu comme une cause chic, le tropisme irréversible d’une élite spirituelle. Le pacifisme serait l’apogée du développement de la civilisation ; les guerres, même si elles sont sacro-saintes, ne sont que barbarie.

4. Ce que Freud ne saisit pas, c’est le pacifisme en tant que produit historique. Ce n’est pas un hasard si les projets de paix perpétuelle sont nés au XVIIIe siècle, avec les Lumières. Pourquoi pas plus tôt ? Parce qu’auparavant, les grands empires qui ont existé de l’Antiquité jusqu’au siècle dernier étaient dominés par une aristocratie guerrière, et par le clergé. Les nobles étaient les guerriers, les royaumes et les empires avaient une base militaire. Au cours des deux derniers siècles, les choses ont changé : la base des nations modernes est le « tiers état », comme on l’appelait en France, c’est-à-dire les producteurs. Bourgeois et prolétaires, entrepreneurs et travailleurs, mais toujours producteurs. D’où la primauté que l’économie a acquise, dans les sociétés modernes, devenant un critère fondamental de la politique. Désormais, les sociétés dominées par les producteurs et non plus par les guerriers aspirent à une paix perpétuelle. Les producteurs, qu’ils soient de gauche ou de droite, n’ont pas intérêt à se battre contre d’autres producteurs, puisque le jeu est désormais gagnant-gagnant, chacun pouvant tirer profit de la production et de l’échange de biens. Que la paix perpétuelle soit réalisée par une société libérale-démocratique ou socialiste, la paix devient toutefois un objectif fondamental de la modernité. D’autre part, cependant, la société à hégémonie productrice exige une armée populaire : on demande à chaque citoyen d’être un guerrier, ce qui est trop demander. D’un côté, les sociétés modernes sont pacifistes, de l’autre, elles ne sont pas pacifiques, elles impliquent le peuple tout entier dans la guerre, comme on le voit depuis un siècle. Cette contradiction est mise en exergue dans le débat moderne sur la paix et la guerre.

Le fait que Freud et Einstein soient pacifistes n’est donc pas dû à une évolution de la Kultur grâce à laquelle les intellectuels abhorreraient la guerre en tant qu’intellectuels. Les philosophes et les savants du passé pouvaient être également des guerriers. C’est que Freud et Einstein, considérés à l’époque comme d’illustres scientifiques, appartenaient à la noblesse moderne, qui n’est pas constituée de guerriers ou de prêtres, mais de personnes intellectuellement productives. Principalement des scientifiques. Nous vivons dans une Kultur où les nobles sont les producteurs culturels, les femmes et les hommes de science jouissent du plus grand prestige. Ce que Freud prend pour un fait « organique » est plutôt un produit historique : la fin de l’hégémonie millénaire des guerriers.

L’idée qu’il y aura toujours des guerres tire ses racines de la présupposition que, dans de nombreux cas, la guerre est un moindre mal. Combattre et vaincre Hitler coûta des dizaines de millions de vies mais, au fond de nous, nous pensons tous que la guerre antinazie fut un moindre mal. Un pays peut être aussi pacifique qu’il le souhaite, cela ne l’empêche pas, dans certains cas, d’être quand même attaqué, comme cela s’est produit en Ukraine aujourd’hui. Les pacifistes tournent toujours en dérision le vieil adage Si vis pacem, para bellum, mais je crois qu’il ne sera jamais dépassé. Tant qu’il existera quelque part dans le monde la possibilité que naisse un agresseur effréné il sera toujours plus sage de se préparer à la guerre. Parfois, les vérités sont terriblement banales.

Malgré tout cela, nous regardons la guerre avec dégoût, comme si elle donnait libre cours à quelque chose d’horrible chez l’homme qu’il faudrait refouler (bien que la psychanalyse se méfie de toute forme de refoulement) : le plaisir de tuer, de s’acharner, de détruire, de risquer sa vie pour l’emporter et dominer. Comme nous l’avons vu, Freud fait de cette horreur de la guerre une idiosyncrasie des personnes instruites. La guerre est pour eux instinctivement obscène.

Il faudrait cependant demander à Freud dans quelle mesure les idéalités de la Kultur – tant éthiques qu’esthétiques – ne sont-elles pas elles-mêmes imprégnées de vis polemica, c’est-à-dire de bellicisme. La rivalité entre les courants politiques, philosophiques, esthétiques et même psychanalytiques prend souvent la forme de véritables guerres culturelles, certes sans effusion de sang, mais tout de même des guerres.

Mais est-il vrai que la guerre et ses horreurs sortiraient vraiment des idéalités esthétiques de la Kultur moderne ? En Italie, nous nous souvenons tous des hymnes à la « beauté de la guerre » des futuristes italiens. Cette beauté n’émerge pas lorsque l’horreur de la guerre est dissimulée, mais au contraire, lorsque la jouissance de l’horreur est habilement exploitée. Ce n’est pas un hasard si l’horreur est un genre florissant dans l’audiovisuel et si les films et récits de guerre exploitent aujourd’hui de plus en plus la fascination pour l’horreur.

En Italie, dès le collège, filles et garçons sont initiés au premier grand poème qui marque le début de la littérature occidentale au sens large : l’Iliade, qui est avant tout une histoire de guerre. Comme nous le savons tous, la guerre a inspiré nombre des plus grands chefs-d’œuvre, occidentaux et autres. Dans la littérature, elle est présente de la deuxième partie de l’Énéide à Pour qui sonne le glas d’Hemingway… On la retrouve également dans de grands films tels que Aleksandr Nevsky d’Eisenstein, Apocalypse Now de Coppola, Paths of Glory et Full Metal Jacket de Kubrick, etc… Bref, l’esthétique de la guerre fait plus que jamais partie de l’acculturation. Peu importe qu’aujourd’hui la guerre ne soit pas exaltée : nous nous délectons de sa représentation précisément à cause de son inadmissibilité. Dans la mesure où par les films qui se veulent pacifistes on dépeint les horreurs de la guerre, on fait appel à une fascination pour la guerre très peu pacifiste.

L’esthétique de l’horreur de la guerre a une valeur pour le spectateur : c’est comme si on lui disait « si tu arrives à te délecter de l’esthétique des scènes de guerre horribles, alors tu es une spectatrice ou un spectateur de première classe ». Tolérer le dégoût de la guerre est un signe de supériorité, de maîtrise psychique.

On dira : la représentation artistique de la guerre est une chose, vivre la vraie guerre en est une autre. La vivre, dira-t-on, n’est jamais agréable. Et pourtant, la guerre est excitante pour beaucoup. Nous savons que des guerriers volontaires s’enrôlent dans diverses parties du monde pour participer à des guerres, souvent pour des raisons idéologiques, mais beaucoup sont aussi des mercenaires.. Et ceux qui décident aujourd’hui de faire une carrière militaire sont certainement attirés par la guerre. Somme toute, la vraie guerre fascine beaucoup de monde, surtout les hommes. Et il n’est pas nécessairement vrai que cette fascination pour la guerre est typique des personnes ayant un faible niveau culturel, contrairement à ce que Freud semble penser. Comme on le sait, certains guerriers sont devenus de grands écrivains, de Jules César à Ernst Jünger et Joseph Heller.

Dans les westerns sanglants ou dans les films d’arts martiaux orientaux il s’agit de duels entre individus, et non de guerres ; une guerre est un duel entre communautés. La fascination pour la guerre devrait également nous amener à nous interroger sur la fascination pour les armes en général. Du duel à la guerre, toute la gamme des plaisirs d’être contre quelqu’un est articulée.

La question que se posaient Einstein et Freud était de savoir si l’on pouvait espérer qu’un jour, l’humanité dépasse la guerre. La guerre, pas les conflits armés. En effet, même si la guerre traditionnelle pouvait disparaître, il est fort improbable que les conflits sanglants disparaissent. Mais la pulsion de guerre a été fondamentale pour la survie de l’Homo sapiens, dans la mesure où elle n’a pas généré que des guerres, mais également ce que j’appellerais la créativité polémique de l’humanité. La capacité à tolérer l’horreur a conduit à des actions et des arts fastes : la chirurgie, l’exploration, la chasse…

En conclusion, le dépassement ultime des conflits sanglants est hautement improbable. Et peut-être même pas souhaitable. Ce qui n’enlève rien au fait que, au cours de nos brèves existences individuelles, nous puissions et nous devions nous battre pour la paix. Après tout, la guerre a toujours été une sorte d’ultima ratio des conflits, ce que nous pouvons faire, c’est la rendre de plus en plus ultima, de plus en plus rare. Asymptotiquement rare. La guerre pourrait ne pas disparaître mais se raréfier, comme les nombres premiers de la série des nombres naturels : au fur et à mesure que l’on avance dans la série, ils deviennent de plus en plus rares, leur raréfaction est infinie. Il y en aura toujours quelques-uns. La différence, cependant, réside dans le fait que la vie de l’espèce humaine n’est pas infinie, donc la raréfaction des guerres ne serait pas non plus infinie.

NOTE

[1] S. Freud, « Pourquoi la guerre ? » (1932), les extraits cités proviennent de la traduction de Blaise Briod, éditée par l’Institut International de Coopération Intellectuelle – Société des nations en 1933. “Warum Krieg?”, GW, 16, pp. 12-27.

[2] Freud, GW, 16, S. 19-20.

[3] Freud, GW, 16, S. 15.

[4] Freud, GW, 16, S. 25.

[5] Freud, GW, 16, S. 16.

[6] Freud (1921), 9. GW, 12. J’ai analysé cet essai dans : S. Benvenuto, Soggetto e masse. La psicologia delle folle di Freud, Castelvecchi, 2021.

[7] Freud, GW, 16, S. 23.

[8] « Wir sind Pazifisten, weil wir es aus organischen Gründen sein müssen », GW, 16, S. 25.

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